Point de vue
par Gérard Aschieri, Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa
LE MONDE | 30.05.08 | 13h56
ette crise financière sans précédent qui affecte toutes les institutions financières (banques, fonds de placement et fonds de pension) confirme, une fois de plus, que seul un système par répartition permet de garantir les retraites pour toutes les générations. Un tel système est fondé sur un contrat intergénérationnel. Les salariés actifs payent avec une partie de leur salaire, versée sous forme de cotisation sociale, les pensions des retraités, car ils savent qu’une fois venu leur tour d’être à la retraite, la génération suivante fera de même. Comme tout contrat, il ne peut reposer que sur la confiance.
Or, depuis des années, les pouvoirs publics s’acharnent à vouloir détruire cette confiance en présentant une vision catastrophiste de l’avenir pour justifier des mesures de régression sociale. Ainsi, le gouvernement actuel veut augmenter encore la durée de cotisation à 41 ans et même engager un processus d’allongement permanent de celle-ci en y affectant les deux tiers de la croissance de l’espérance de vie à 60 ans.
Il s’agit donc d’une rupture historique. Alors que, depuis plus d’un siècle, l’augmentation de la richesse produite, du revenu national, était en partie utilisée pour baisser le temps de travail, que ce soit de façon hebdomadaire ou sur toute la durée de la vie, l’objectif aujourd’hui est de "travailler plus pour gagner plus". Dans le cas des retraites, ce slogan se traduit par le dilemme, mille fois ressassé : "Soit l’augmentation de la durée de cotisation, soit la baisse du niveau des pensions." En fait, les salariés ont l’une et l’autre depuis les mesures Balladur de 1993.
Depuis cette date, pour les salariés du secteur privé, ces mesures entraînent, selon le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC), une baisse du pouvoir d’achat de la retraite du régime général de 0,3 % par an et de 0,6 % pour la retraite complémentaire, celui de la retraite des fonctionnaires baissant de 0,5 % par an. Ces baisses devraient se poursuivre dans le futur et le décrochage par rapport aux salaires s’accentuer. Selon le Conseil d’orientation des retraites (COR), le taux de remplacement moyen – le niveau de la retraite par rapport au salaire – est aujourd’hui de 72 %, il devrait passer à 65 % en 2020 et à 59 % en 2050.
Ces mesures ont aggravé les inégalités pour toutes les personnes aux carrières heurtées. Les femmes, qui ont déjà des pensions en moyenne inférieures de 40 % par rapport à celles des hommes, sont particulièrement touchées par l’allongement de la durée de cotisation et par les effets très pénalisants de la décote. En effet, à ce jour, seulement 39 % des femmes retraitées ont pu valider 37,5 ans, contre 85 % des hommes.
HYPOCRISIE SUR LES SENIORS
On mesure l’hypocrisie du discours actuel sur l’emploi des seniors quand on sait qu’aujourd’hui plus de six salariés sur dix sont hors emploi au moment de faire valoir leur droit à la retraite. En outre, les jeunes rentrent de plus en plus tard sur le marché du travail. Toute nouvelle augmentation de la durée de cotisation se traduira donc par une nouvelle baisse du niveau des pensions.
Hypocrite, cette solution est aussi dangereuse, car elle revient à rompre le contrat entre générations. Si les actifs paient les pensions des retraités, en contrepartie, les salariés âgés laissent leur place sur le marché du travail aux nouvelles générations. Cette exigence est d’autant plus forte que le chômage de masse perdure. Décaler l’âge de départ à la retraite revient à préférer entretenir le chômage des jeunes plutôt que de payer des retraites.
En vérité, la solution au financement des retraites existe et elle figure d’ailleurs en filigrane de tous les rapports du COR. Elle consiste à mettre un terme à la baisse de la part salariale (10 points en vingt ans) dans la valeur ajoutée, la richesse créée par les salariés dans les entreprises, et à accompagner l’évolution démographique par un relèvement progressif des cotisations sociales. Est-ce possible ?
Le besoin de financement supplémentaire des retraites, par rapport à la loi Fillon de 2003, a été estimé par le rapport du COR de novembre 2007 à 1 point de PIB en 2020 et à 1,7 point en 2050. Personne ne peut croire que l’évolution de l’économie ne permettra pas de le couvrir. Un point de PIB correspond aujourd’hui à 10 % des dividendes versés aux actionnaires des sociétés non financières.
L’hésitation n’est plus permise : il faut rééquilibrer le partage de la valeur ajoutée en augmentant le taux des cotisations dites patronales et en réfléchissant à l’élargissement de l’assiette des cotisations aux profits pour y appliquer le même taux qu’aux salaires. Un tel rééquilibrage de la part des salaires serait compensé par une baisse des dividendes versés aux actionnaires et ne toucherait pas à l’investissement productif. Il ne pénaliserait donc pas la compétitivité des entreprises.
La litanie sur le renchérissement du "coût du travail" n’a donc pas lieu d’être. La frénésie de profits au cours des trente dernières années, facilitée par la financiarisation de l’économie mondiale avec sa spéculation récurrente, sa prolifération de produits financiers et ses paradis fiscaux pour abriter fraude et évasion fiscales, frappe d’ailleurs d’illégitimité toutes les lamentations patronales sur ce point. Car ce qui est en train de délabrer les sociétés, du nord au sud de la planète, c’est le "coût du capital", dans un double sens : ce qu’il prélève comme richesses devient exorbitant et ce qu’il provoque comme dégâts sociaux et écologiques devient inestimable. C’est en ce sens que la question des retraites pose la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre.
Gérard Aschieri, secrétaire général de la FSU ;
Jean-Marie Harribey, coprésident d’Attac ;
Pierre Khalfa, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires.
Article paru dans l’édition du 31.05.08